Lettre à Laure M et Thu-Van B
par Kristof Tudors, 20/02/2022

   Puisque je suis maintenant atteint de 4 cancers (dos gauche, poumon gauche, fesse gauche, poumon droit), le temps est peut-être venu d’écrire les lettres que je n’ai jamais écrites, car non envoyables, non recevables. Mais à laisser derrière moi, ce qui aura été moi (si la mort du moi existe, on verra).

Lettre à Laure M, championne olympique en 2004 originaire de A en Bugey
   Bonjour Madame, je n’ai jamais de toute ma vie rencontré de célébrité passant à la télévision, mais je crois que je vous ai rencontrée avant que vous deveniez célèbre. Je situe ça en 2001, c’était à la poste au centre-ville de A en Bugey, et votre fiche Wikipedia me dit que vous avez été licenciée en natation à A en Bugey jusqu’en 2001 justement avant de partir vers des clubs champions et titres personnels.
   Or, il se trouve que cette rencontre (je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de vous) m’a beaucoup marqué, à retardement. Je suis sorti en l’an 2000 de deux ans d’hôpital et j’étais en convalescence, avec emploi à mi-temps et kinésithérapie tous les jours, pour terminer de réapprendre à marcher. Et je me suis rendu à la poste, pour une raison maintenant oubliée, chercher un paquet peut-être. Il y avait beaucoup de monde, beaucoup de bruit et à un moment, quand j’ai levé la tête, j’ai vu une jeune fille ou jeune femme avec un superbe visage, d’une beauté vraiment époustouflante. Mais… avec les yeux froncés, en colère, grincheuse, marmonnant des mots de désagrément (comme « putain, fais chier, merde, c’est trop long », d’une voix pas douce), pas du tout une gentillesse timide féminine (à mon idée), et ce visage splendide n’était en rien juché sur une petite jeune fille adorable mais sur une géante (Wikipédia me dit que vous mesurez 10 cm de plus que moi, que vous aviez 15 ans en 2001, née en 1986, moi j’aurais chiffré en 25±10 ans, OK). Et pas une géante fine mais costaude ou quoi, pas du tout l’idée que je me fais de la féminité. Bref, je n’étais nullement « séduit » mais seulement impressionné par cette beauté. Et cet instant n’a duré que quelques secondes, car colérique vous êtes partie presque aussitôt, en essayant de claquer la porte je crois, mais retenue par un bloum.
   Voilà, ce n’était presque rien, mais c’était pour moi immensément marquant, et survenant 23 ans trop tard pour moi (ayant alors 37 ans) : comme une immense leçon pour dissocier totalement « féminité belle » et « féminité plaisante ». Je n’affirme pas que vous êtes une personne objectivement déplaisante, ne valant rien, non pas du tout, simplement que vous n’étiez pas plaisante à mon goût, quoique très superbe. Cette leçon aurait pu m’épargner de tomber amoureux de Sylvie, très jolie mais en fait tellement méchante, m’ayant tué deux fois, en 1979 et 1998. Oui, votre visage et allure auraient pu me sauver. Tant pis. (Vous n’étiez pas née en 1978, donc c’est de la science-fiction, impossible).

Lettre à Thu-Van B, tête de classe (côté féminin) en 4e AB1, 3e2, 2eC2 à Fermat de 1976 à 79
   Bonjour Thu-Van (même si on s’appelait par nos noms de famille à l’époque, je crois, pardon). Tu ne te souviens sans doute pas de moi, même si on a été 3 ans dans la même classe. Mais tu as marqué ma vie, et je suis marié à une Thu-Van bis « grâce à toi », ou « à cause de toi », hum.
   Peut-être endoctriné par mes parents, mes oncles, j’étais focalisé sur les notes scolaires, et même si j’obtenais souvent la meilleure note de la classe, tu avais parfois mieux que moi, seule fille dans ce cas (sauf en musique, où j’étais classé handicapé). A l’origine, c’est en cela que je m’intéressais à toi, mais avec les hormones de 14 ans ou quoi, j’ai cru (à tort) tomber amoureux de toi. Enfin, ça n’avait rien de sexuel, c’était presque enfantin, m’imaginant que « quand je serai grand » je me marierais avec toi, vraisemblablement. Et, venant au collège (CES)/lycée, tu passais par la Rue Labéda où était ma fenêtre, je te regardais passer chaque matin, avec ton anorak bleu ciel, je me souviens… Et après mon cours hebdomadaire d’Aïkido, je faisais un immense détour pour passer apercevoir ta fenêtre Rue Maury. Et j’adorais le vendeur vietnamien de maquettes place Saint-Georges, au magasin Le Colback, car il te ressemblait. Telle était ma vie, ma routine, en dehors de la course aux bonnes notes. Jusqu'à mon anniversaire de 15 ans fin 1978.
   Et puis, durant un "cours de russe" avec Priselkov, (je faisais des Maths je crois et vous les filles vous discutiez un peu, quand tu parlais toi, je tendais l’oreille, intéressé) tu as dit à Jocelyne « moi, tous les samedis soir, je sors en boîte, pour me chercher un vrai beau mec ! ». Votre conversation a continué et tu n’as certainement pas entendu le hurlement (retenu) de déception, venant de moi derrière, tout mon univers mental (et mon cœur) s’effondrant à cet instant. Jamais je ne t’avais imaginé ainsi en « femelle en chasse », préférant les danseurs se secouant la grappe aux garçons intelligents, brillants encore davantage que toi-même… C’était une immense gifle, compréhensible et juste, d’accord, comme un apprentissage de la vie.
   Mais… je regrette qu’on n’en ait pas parlé, toi et moi, à l’époque. Parce que je suis devenu cafardeux, me détournant de la scolarité, et – sous les sourires timides de Sylvie (autre russophone du groupe depuis 3 ans) – je suis tombé amoureux de Sylvie, fou amoureux cette fois, à mourir. Et quand elle m’a rejeté, je suis effectivement mort, tombant de la falaise dans la montagne. Ce n’était toujours pas sexuel, mais c’était toute ma vie. Or tu aurais pu me prévenir que ta copine Sylvie était comme toi une danseuse échangiste, fuyant les romantiques sentimentaux fidèles comme la peste. Tu avais assurément l’information, mais je n’ai jamais imaginé te la demander. Résultat : Sylvie m’a tué, cette année 1979, puis à moitié en 1993, confirmé en 1998. Paf, poubelle le romantique puceau.
   Ça a fait très mal, et il a été très dur de surmonter ça, mais quand, en 2001 j’ai reçu dans ma boîte aux lettres une publicité pour une agence matrimoniale travaillant avec l’Asie, j’ai pensé à toi, peut-être mieux que Sylvie en un sens. Et j’ai répondu, je me suis marié. Sous ton influence, sans que tu t’en doutes en rien, je l’explique ici pour ça, au cas où je le dise à haute voix un jour, après ma mort.