Discussion maquettiste jeune sérieux/vieux rêveur
Regrets profonds, pour presque rien
par Méa Koulpah, 05/05/2019

    En 1978, j’avais 14 ans, et j’ai voulu écrire un article sur le maquettisme aéronautique dans le journal du collège (on disait « CES » à l’époque) : "Le Schpountz". Et je me souviens avoir eu un mot que je condamne aujourd’hui, je vais essayer de prendre une machine à remonter le temps pour raisonner le jeune imbécile prétentieux que j’étais alors, pardon. En le laissant parler, pour commencer :
– Bien sûr, en plus de monter les maquettes elles-mêmes, il faut créer un cahier où on reporte l’histoire de chaque avion, pour ne pas être qu’un gosse fabriquant un jouet stupide ridicule.
– euh… jeune naïf, sais-tu que les femmes à cheveux frisés veulent les cheveux lisses ? et les femmes à cheveux lisses veulent les cheveux frisés ? On veut presque toujours ce qu’on n’a pas. Les enfants comme toi veulent être adultes, et les adultes veulent redevenir enfants…
– Non, c’est pas ça ! C’est une question de sérieux, de respectabilité, de valeur personnelle.
– euh… attends, ces connaissances aéronautiques, c’est comme un « savoir » que tu es seul à avoir, dans ta famille, surpassant ainsi ton grand frère brimeur, tes parents dominants. C’est un contraire de l’humilité, c’est prétentieux, moche en un sens, tu le comprendras bientôt.
– Mais non ! C’est pas ça ! C’est juste m’améliorer en sérieux, je veux dire !
– euh… tu ne connais pas le futur, et je sais que tu vas te planter… Dans un an et demi tu seras mort, laisse tomber le prétendu sérieux, il y a tellement plus grave.
– Non, enfin je sais pas bien le futur, mais justement : j’essaye d’affronter le futur avec responsabilité, sérieux, pas enfantin.
– euh… ta copine vietnamienne…
– Quoi ? Qui t’en as parlé ???
– euh, je suis toi plus tard…
– Non ! Ça existe pas, les voyages dans le temps ! Et puis… tu as dit que je suis mort dans un an et demi ! Contradiction !
– euh, pas vraiment : on a au moins trois vies, et je suis mort à 15 ans, à 34 ans, j’ai 55 ans maintenant.
– N’importe quoi ! Mais attends, ça m’intéresse un peu quand même : elle sera dans ma classe l’an prochain, au lycée ?? Hein ? Hein ?
– oui, mais tu vas te planter…
– Ouais ! Bien ! J’y crois pas tout à fait, mais je suis content !
– euh, en tout cas… tu te trompes pour notre copine vietnamienne : pour elle, son mec préféré ne sera pas le plus sérieux, le plus responsable, le meilleur élève, le plus calme genre maquettiste (comme elle est calme, réservée, elle)… Elle préfèrerait ton frère écraseur, velu barbu, ou un type encore plus vieux, avec bagnole et fric cadeaux, tu sais que les femmes se marient presque toujours à des hommes nettement plus âgés ?
– Eh non, c’est plu’ comme ça, avec notre génération !
– tu l’apprendras à la dure, mon pauvre. Les filles préfèrent les danseurs séducteurs échangistes, elles s’intéressent pas aux garçonnets bricoleurs minutieux repliés, même sérieux. Mais c’est pas la vietnamienne qui va te tuer, mais son amie polonaise, qui va comme guérir ton cœur, mais avec le même malentendu, presque exactement.
– J’y crois pas ! Moi je suis sérieux comme adulte en tout cas ! Avec mes avions historiques !
– presque tous tes avions jolis sont militaires, tueurs, tu crois que c’est magnifique ? méritant de noter tous les détails des massacres commis ?
– Hein ? Non, c’est pas ça ! Il s’est passé ce qui s’est passé, mais tous les vétérans disent qu’il faut jamais oublier !
– ils disent ça parce qu’ils en tirent de la gloire, mais en oubliant que ça ait pu être criminel. Massacrer les civils, femmes et enfants, bébés, des villes dites ennemies, c’était abominable, en vrai. C’est pas écrit comme ça dans tes notices.
– Non, c’est pas ça du tout ! C’est pas de la morale ou quoi, mais sur un plan technique, par exemple, c’est intéressant de se demander quel était le meilleur appareil de tous.
– petit garçonnet premier de la classe, tu vas te planter, sévèrement. Déçu par la première, femelle en chasse finalement, tu vas adorer la toute dernière de la classe, et comprendre que le premier écraseur est moins joli que la petite dernière brimée. Ton monde va être tout chamboulé. Eh oui, la faible petite bergère est bien plus adorable que la fière grande princesse, tu peux le comprendre, non ?
– Mais ! En face, il faut être un prince charmant quand même, pas un nullard gamin !
– Si elle préfère un vieux musculeux, ton sérieux en petites maquettes ne l'impressionera pas, éh oui, c'est comme ça.
– Non, pas du tout, enfin ! Chacun essaie de faire son mieux, c'est naturel. Et reste à la question technique, aéro, c'était ça la question !
– la technique peut cacher l’abominable, comme les mille détails de la bombe atomique, qui a massacré (avec « succès »… « supérieur, gagnant ») des milliers de bébés ayant rien fait de mal… Et tu baignes dans la propagande, en ce moment, puisque la réception de bombes atomiques soviétiques est attendue sur votre tête d’un jour à l’autre… et ton pays fait pareil en face, plein pot, les yeux fermés…
– Ça, personne y peut rien ! Le monde est comme ça, faut faire avec !
– non, ça va disparaitre, dans une douzaine d’années, sans guerre. Votre prof de russe, Wladimir, il vous l’a dit : le système soviet est mal conçu, personne ne travaille (sans la prime au mérite), et c’est le marché noir et le loto en cachette, ça va s’écrouler tout seul. Peu importe que leurs MiG atteignent Mach 2.12 ou 2.73…
– Non, moi je m’intéresse surtout aux avions de 39-45 !
– c’est pareil, il y a pas de meilleur. Chacun avait ses qualités et ses défauts : les lents étaient plus manœuvrables et les rapides pouvaient tirer et s’enfuir, simplement, pas glorieusement. L’intérêt des avions rapides peut être vu autrement : jolis car aérodynamiques, de forme plaisante comme objets, sans y songer comme machines pétaradantes, et tueuses…
– Mais si c’était que des objets quelconques, mes maquettes, ça serait comme un jouet puéril, nul !
– un jouet gentil, pas de problème… ou un objet joli, simplement… avec tes couleurs préférées, des formes inventives maintenant que tu sais mastiquer… Rendre bipoutres les non-bipoutres, par exemple.
– Tu sais ça aussi, de moi ? Non, ça veut dire : parmi les avions vrais, mes préférés sont les bipoutres, c’est ça, mon sujet favori !
– ce sera encore plus valorisant d’inventer d’autres, créer…
– Tu veux dire l’Art et tout ça ?! Conneries ! L’art moderne, c’est de la merde, moi je dis !
– sans prétention glorieuse à l’art, c’est possible de sourire, de fabriquer de jolies choses, en travail manuel. Pas besoin d’être prétentieux façon « artiste ».
– Ouais, c’est pas de l’Art, c’est pas ça, le truc !
– d’accord, c’est simplement un petit loisir anodin, gentillet…
– Mais non ! C’est sérieux ! Justement ! sérieux grâce à mon cahier d’Histoire aéronautique ! CQFD !
– tu n’écoutes pas, tant pis pour toi. Tu vas te planter avec ton sérieux illusoire, et tu vas mourir et puis tout laisser tomber dans la vie d’après, soûlé par les médicaments, donnés pour pas ressauter par la fenêtre.
– J’y crois pas !
– hélas. J’aurais essayé, c’est tout.