autour de fmurr

Ce que m’inspire « Le génie des alpages »
Sentiments mêlés, à démêler un peu
par B.D.Phil, 23/06/2019

   Jeudi passé, des ex-collègues ont organisé gentiment un pique-nique pour célébrer mon départ (en invalidité), et une amie retraitée, venue pour l’occasion, m’a offert le très beau livre de Bande Dessinée « Bêêêêstes of Le Génie des Alpages », de 280 pages grand format. Sachant qu’étant enfant, mon rêve était de devenir « dessinateur de bandes dessinées » (à la Gotlib/Franquin notamment) et qu’un de mes loisirs préférés reste le dessin, ce geste me touche particulièrement. J’avais déjà aperçu une petite planche amusante du Génie des Alpages (dans le magazine Pilote ou Le Trombone Illustré), et ça se confirme plaisant, mais – avec le recul – ça évoque en moi d’autres sentiments, moins clairs.
   Le principe de cette histoire, déclinée en multiples petites planches, est que des bergers et leurs brebis, chiens de garde, au lieu d’être arriérés illettrés (ou animaux parlant « normalement » à la Walt Disney), sont supérieurement cultivés, « géniaux », avec plein d’envolées lyriques mêlées de gros mots pratiques, clairement absurdes. Avec de très jolis paysages (auxquels je suis sensible, mes vacances d’enfant s’étant toujours situées dans les alpages des Hautes-Alpes), mais traités ici ou là comme absurdes décors en carton-pâte.
   Le contraste comique entre parler compliqué et situation banale me rappelle un peu les histoires d’Achille Talon, mais ici c’est différent : il ne s’agit pas tant de jongler avec des mots rares que de citer des grands auteurs ou employer le français ancien de grands auteurs, bref il semble que l’auteur soit un pur littéraire pratiquant l’auto-dérision. Et… quand j’étais lycéen, les littéraires (série A) et les scientifiques (série C) s’entre-méprisaient, tous les « bons élèves » allant en C même s’ils étaient littéraires, car il y avait parait-il un éventail plus large de débouchés professionnels (enfin, à plus grande échelle, c’était peut-être un peu plus complexe : en lycée de centre-ville bourgeois, la situation était telle, tandis que les enfants de pauvres, méritants ou non, allaient en technique T). Personnellement, j’étais en C, matheux, mais considéré brillant en Français, et présenté au Concours Général de Français à 16 ans (puis avec note de 18/20 au bac en épreuve de philosophie). Je suis donc à cheval entre les deux mondes, et c’est à travers ça que je lis cette bande dessinée.
   A mon avis, le comique de la situation « Le Génie des Alpages » repose sur un malentendu prétentieux de littéraire : « être bien, c’est être cultivé, parler comme les grands auteurs d’autrefois » (ce qui parait absurde quand on effectue un métier agricole méprisé ou qu’on est un animal théoriquement bestial). Or je ne suis absolument pas d’accord avec cette prétendue valeur. La langue française a évolué, d’accord, mais en maîtriser les vieilles formes n’a rien d’objectivement grandiose, ce n’est qu’un passe-temps comme un autre, inutile. Certes, depuis Jack Lang, la Culture est encensée mais ça me semble à tort : il s’agit d’une cour de pistonnés auto-satisfaits, la pensée étant ailleurs, censurée (par verrou éditorial). Les livres que j’ai écrits ont été refusés de publication car trop logiques, effrayants, la pensée n’est pas faite pour réfléchir mais pour pérorer, apparemment. Et j’ai démoli d’immenses auteurs d’antan, alors que l’école exigeait que je les admire littérairement (Descartes, Voltaire, Nietzsche). En ce sens, les ex-classes A (plus tard classes L) me semblent des ramassis de tels inutiles auto-satisfaits à tort, créateurs de zéro richesses objectives – alors que les classes C (plus tard classes S) étaient des viviers de futurs ingénieurs, créateurs de solutions pratiques aux problèmes matériels. Je ne dis pas que la Science c’est bien quand le Verbe c’est mal, non : je ne me suis pas laissé laver le cerveau par l’enseignement scientifique, j’ai au contraire gardé le recul pour invalider la science expérimentale par la logique. Mais c’est tout le contraire du micro-scientisme dans Le Génie des Alpages, qui se moque ici ou là en présentant des savants antiques en position ridicule : je ne vénère pas les grands auteurs du monde scientifique plutôt que du monde littéraire, non, par la logique je casse tout le monde, avec un esprit logique qui est né en moi en classe scientifique (retourné contre les profs).
   Je ne dis pas non plu’ que les littéraires ne produisent rien de rien, puisqu’avoir créé cette bande dessinée est un travail créateur et un succès commercial, mais… ça me gêne un peu, car c’est surtout un littéraire qui se regarde le nombril, pas tellement une œuvre d’intérêt général. Enfin, ça m’a fait sourire et cette lecture a été agréable. Merci.

   Concernant l’auteur, Google me dit : « Richard Peyzaret, dit F’Murrr ou F’Murr, né le 31 mars 1946 à Paris et mort le 10 avril 2018, est un dessinateur et scénariste français de bande dessinée. Son pseudonyme est inspiré par Le Chat Murr des Contes d’Hoffmann. » C’est donc un homme, pas une femme (je me posais la question en lisant), et d’une génération avant la mienne, peut-être éduqué au temps (de mes parents) où l’élite scolaire choisissait les classes littéraires, des années avant le basculement vers « la sélection par les Maths ». Mais… ce littéraire-là semble n’avoir rien compris aux Sciences et aux Maths, effectivement. De ce côté, l’essentiel n’est absolument pas l’admiration béate de grands personnages (comme envisagé dans ce livre) mais l’apprentissage de la logique, de la démonstration pure en aval d’axiomes récusables, permettant de déboulonner les fausses gloires, de prouver les mensonges, scientifico-commerciaux.
   Bref, je ne suis pas enthousiasmé par le pseudo-génie (auto-dénigré) de ce livre, mais il est plaisant, vu avec recul critique.