Le fromage et la pipette qui a « le nez qui coule »
2 réflexions d’ancien Lab-tech
par Christophe Meu, 22/12/2019

  Durant ma vie professionnelle, qui semble maintenant achevée (pour cause de maladie, à 55 ans), j’étais technicien de laboratoire, « laborantin », et avec une approche un peu spéciale, deux points m’y font penser actuellement, avec des publicités télévisées me replongeant (plus ou moins directement) dans cet univers.

Institut grave
   Dans une publicité appelant aux dons pour les recherches contre les maladies infectieuses, on voit non seulement une laborantine classique examinant une lame transparente mais aussi un homme laborantin barbu tenant levé, l’air grave, une lourde micropipette bleu foncé et grise (je ne cite pas la marque mais les techniciens en biochimie traduisent d’eux-mêmes). Or, durant les secondes de discours sur les maladies graves et l’espoir, on aperçoit une petite goutte tomber de cette pipette le nez en l’air. Pour les non-professionnels, c’est sans doute un détail insignifiant, mais pour les gens de métier, c’est un problème grave.
1/ Contamination. Si le liquide pipeté était une suspension microbienne (bactérienne ou virale), la goutte tombée a répandu le germe, potentiellement dangereux, sur une zone qui n’était pas sa destination. Ce n’est absolument pas la routine normale qui est là illustrée, mais un problème technique sérieux, sans le dire, appelant action immédiate d’urgence : décontamination, interrompant le travail utile. Tous les techniciens le savent mais il s’agit vraisemblablement là d’un (bel) acteur déguisé avec une blouse blanche, incompétent mais attirant la sympathie des dames âgées rédigeant leur testament, incompétentes en biologie tout autant.
2/ Inexactitude volumique. Si du liquide s’échappe avant qu’on presse le bouton pour l’éjecter, le volume délivré (au bon endroit) sera inexact, pouvant conduire à des erreurs d’analyse, quantitatives voire qualitatives si la technique mise en œuvre est peu robuste. Ne pas le remarquer est une faute professionnelle pour le technicien, même si les chefs de labo (visionnant le film ?) et cadres marketing (commanditaires du film ?) sont très loin d’avoir cette compétence-là, cette simple logique, particulière.
  Je suis particulièrement sensibilisé au sujet car je me suis battu des années, à mon travail, pour faire reconnaître le message fourni par le chef technique des marchands de pipettes (d’une autre marque, finlandaise et pas française) : quand une pipette tombe de sa hauteur, voire jusqu’au sol, inutile de la recontrôler intégralement, il suffit de la vérifier en aspirant le volume maximal, la laisser (ainsi remplie) en suspension dix secondes : si rien ne coule, elle est parfaite, pas abîmée, pouvant attendre la prochaine échéance de vérification périodique ; si une goutte se forme au bout voire tombe, la pipette est abîmée et doit être mise immédiatement hors service, pour réparation et/ou remplacement (la lourde procédure de pesée métrologique en chambre humide n’est pas requise après une chute ainsi, si ce test est bon). Bref, c’est un sujet qui me tenait à cœur, m’ayant marqué (car contredit par les cadres rédacteurs/approbateurs ʺ«ʺQualitéʺ»ʺ de procédures internes, refusant de corriger leur texte techniquement faux) alors que mes collègues n’avaient semble-t-il pas réalisé l’importance du truc. En tout cas, la compétence laborantine, loin des films, consiste à dire : « il faut faire très attention aux pipettes qui ʺont le nez qui couleʺ ! »… (joint pneumatique usé ou cassure faisant prise d'air).

Fromage unanime
   Etrangement, la voie professionnelle que j’ai choisie est en grande partie conditionnée par mon aversion terrible envers « manger du fromage ». J’étais en Institut Universitaire de Technologie, département Biologie Appliquée, et en seconde année était proposée (à Montpellier) 3 options : Analyses Biologiques et Biochimiques, Industries Alimentaires, Diététique. La plupart des quelques garçons choisissaient l’option I.A. réputée conduire aux postes de cadres dans l’industrie, mais… (je n’étais pas ambitieux, au contraire je souhaitais m’enterrer et) j’ai cauchemardé être employé par un fabricant de fromage, mon laboratoire déclarant tel lot non-conforme, pour pH ou calcium hors-normes, et le chef de production scandalisé venait me hurler après « Mais si, il est bon, ce lot, goûtez-le ! Allez ! Goûtez-le ! Et dites-moi, jurez-moi, s’il n’est pas comme d’habitude ! On va en avoir le cœur net ! ». Pour moi, cette vision provoquait réveil en sursaut, en sueur, pire qu’être dévoré par un tigre féroce… Impossible « donc » d’envisager cette voie professionnelle. Ou Diététique, à certes 100% de filles à l’époque, mais surtout avec obligation de répondre au patient « quel fromage est bon pour moi ? », horreur…
   Ce qui m’y fait penser est une publicité passant actuellement, affirmant que personne au monde « n’aime pas » tel fromage. (Une autre version de la même pub étant : « si, un extraterrestre ! »). Et j’ai conscience d’être ce que plein de gens appellent « mauvais français », n’aimant ni fromage, ni vin, ni saucisson, ni jambon cru, ni olives etc. (tous les produits « affinés », qui génèrent apparemment une molécule abominable à mon goût). Etant enfant, je résistais « héroïquement » aux coups de ceinture, dans mon refus d’en (re-)manger. Et si on m’avait braqué un révolver sur la tempe : « le fromage ou la mort », je… serais mort en héros, résistant aux méchants, sacrifiant ma vie pour la bonne cause, anti-fromage… (Mais si j’avais été élu président de la république, avenir envisageable pour tout enfant, je n’aurais pas interdit en France le fromage, pas parce que ça aurait enclenché aussitôt une révolution, mais parce que je suis tolérant de ce côté : que chacun mange les aliments qu’il préfère, en première analyse – sauf « manger son voisin ou son bébé », ou « manger de l’explosif massacreur d’innocents lors de dissolution stomacale »).
   Ceci dit, j’ai réalisé après coup que l’option ABB n’était également pas faite pour moi : elle dirigeait essentiellement vers le métier de technicien en laboratoire d’analyse privé de ville, or l’évolution professionnelle allait rapidement conduire à l’exigence d’être polyvalent et faire les prises de sang au-début du processus d’analyse (à la place des infirmières autrefois affectées à cette tâche-là). Ouf, j’ai été embauché en usine biochimique, finalement, sans devoir piquer les gens (dans mes études, je trouvais affreux de devoir piquer des souris si elles n’étaient pas endormies sous cloche, mais alors… faire ça à des humains… des enfants apeurés, des gens à mauvaises veines qui geignent ou grondent de colère et il ne faut pas trembler ni hésiter…). Les conseillères d’orientation ne m’avaient en rien prévenu que cette voie serait une impasse pour moi, les 3 options proposées s’avérant tortures horribles, d’une certaine façon (2 fromagères et une piqueuse…).
   Toutefois, contrairement à certaines personnes, mon aversion pour le fromage n’est pas que l’odeur m’insupporte totalement (quand je vais déféquer aux toilettes, je ne hurle pas que cette odeur mienne est intolérable, c'est simplement déplaisant). Ainsi, durant une douzaine d’années, j’ai développé un outil d’analyses microbio-alimentaires, et couper/peser du fromage puant (et pipeter du fromage stomaché en eau peptonée) ne me gênait guère, c’était pour moi comme des analyses de selles (cacas), peu plaisant mais tolérable sans problème (professionnellement, avec salaire : le réconfort récompense l'effort) tant que personne n’exige de mettre ça dans la bouche sur la langue (horreur immonde !)… Je pourrais en conclure que la pub se trompe en clamant que personne au monde n’aime pas tel fromage, mais… je suis sceptique, et si on me dit que « la personne qui n’aime pas ce fromage n’existe pas ! », je pourrais « raisonnablement » en conclure que je n’existe pas.

   C’est en ça que mes réactions spontanées à ces deux pubs anodines ne sont pas usuelles, désolé.

  J’ai trouvé les deux petits films sur Internet, anodins ? :
– https://www.youtube.com/watch?v=450fIM4KQ_w (goutte au temps 5s/45s)
– https://www.youtube.com/watch?v=vPl6nIZClAI

------------ Ajout 26/12/2019 : Précisions ------------
• Ce que je disais des pipettes à « nez qui coule » concernait le cas courant (pipettes standards, « à matelas d’air » et cônes/embouts simples, pas pipettes « à déplacement positif » et cônes/embouts seringues ; et pipetage de solutions aqueuses non volatiles, pas pipetages de solvant organiques s’évaporant très vite). En effet, avec pipettes à déplacement positif, il n’y a pas de joint pneumatique ni de prise d’air gênante dans le corps de pipette, le seul problème de goutte gênante que je connaisse là étant un embout défectueux éventuel. Et avec liquides très volatils (sans pipette à déplacement positif, faite pour eux), le gouttage est hélas « normal » (et problématique), puisque la partie évaporée s’ajoute au matelas d’air pour créer une surpression de gaz tendant à pousser le liquide sans manœuvre du piston. Bref, les gouttes involontaires sont toujours un problème, mais normalement elles ne se produisent pas avec une bonne pipette et un bon embout (non défectueux et adaptés aux liquides pipetés).
• Pour justifier différemment le titre (et le rapprochement entre fromage et pipette gouttante), je préciserai un point : si une de mes pipettes avait goutté quand je dispensais de l’eau stérile, j’aurais dit « peu importe la goutte tombée, ce qui compte c’est que le volume devient faux, il faut éjecter en déchets, changer d’embout, réessayer », mais si la goutte avait été du jus de fromage stomaché, j’aurais été aussi alarmé que par une contamination microbienne : « attention, berk, oulah, ça a sali la paillasse, atroce ! », comme un peu de caca tombé de la spatule lors d’une pesée éventuelle de matière fécale (ça se classe dans la même case dans ma tête de laborantin pas très normal en France fromagère)...