Philo anti-art

Sourire à l’hôpital
Souvenir d’un cancéreux en traitement
par Venuq Èlkepar, 26/10/2021

1/ L’anecdote
   C’était mon premier jour de chimiothérapie (avant qu’on me traite en radiothérapie aussi). Finissant tard, après le départ des secrétaires et la fin de disponibilité des ascenseurs au public (jusqu’à 18h). L’infirmière qui s’était occupée de moi m’a conduit (en fauteuil roulant) jusqu’à l’accueil du rez-de-chaussée où viendrait me chercher le chauffeur de taxi/VSL semi-médical, que je venais d’appeler au téléphone pour lui dire l’heure de retour (vers chez moi, à une cinquantaine de kilomètres de la grande ville). L’infirmière m’a souhaité bon retour et je lui ai souhaité bonne continuation. Avec peut-être des sourires mais comme on est masqué pour cause covid19, ça ne s’est pas vu.
   Dans ce hall du rez-de-chaussée, au centre de long bâtiment rectangulaire, il y a deux entrées opposées : celle côté parking (dite N°3) et celle en face côté rue (dite n°1). En ce mois d’Octobre, il faisait presque nuit dehors, et l’entrée N°3 était éteinte, avec sur le côté de sa porte vitrée une grande affiche disant « En cette période covid, la porte n°3 est fermée à partir de 18h00, utiliser la porte N°1 ». Toutefois, des gens débarquant de l’ascenseur derrière moi continuaient à sortir par cette porte n°3, qui s’ouvrait à leur approche, n’étant apparemment condamnée qu’en mode entrée depuis l’extérieur. Et puis des infirmiers privés en uniforme noir marqué de blanc (ambulanciers Z, nom que j’ai oublié) se sont retrouvés devant cette porte N°3, à l’extérieur, ne pouvant entrer, désemparés. Une patiente assise en face de moi, semblant arabe ou avec foulard masquant la calvitie due à la chimiothérapie (qui me touchera bientôt aussi, parait-il), s’est levée et elle allée jusqu’à la porte, qui s’est alors ouverte pour eux et ils sont entrés avec grand soulagement. La dame est retournée s’asseoir et je lui ai dit à haute voix « merci ». Merci pour avoir aidé les gens, puisqu’eux-mêmes n’avaient pas remercié – et merci de l’avoir fait elle, sans m’obliger à une gestion compliquée de mon fauteuil, modèle avançable par la personne assise mais m’obligeant à poser quelque part le sac (d’ordonnances et papiers d’identité, masques, gel) posé sur mes genoux qui tomberait en avant bloquant tout si j’employais mes deux bras à tourner les roues pour marche avant droite). Elle a semblé surprise par mon remerciement à moi, puis a semblé sourire (avec masque toujours, pas sûr), soit en se disant implicitement « merci, c’est gentil à vous de dire ça », soit « c’est amusant ridicule que vous remerciez vous, pas aidé par ce geste ». Et puis son taxi est arrivé, par la porte N°1 et elle est partie. Plus tard, un monsieur qui attendait debout, tournant en rond, est sorti par la porte n°3, comme pour aller voir si son taxi était arrivé sur le parking. Et puis il est revenu, mais c’était bloqué en entrée, cette porte n°3, et il était tout perdu devant cette porte close, alors j’ai posé mon sac sur un fauteuil vide à côté de moi, et j’ai roulé jusque devant la porte N°3 pour la faire ouvrir. Elle s’est ouverte, et le monsieur soulagé m’a remercié. Pour minimiser humblement la « grandeur » de mon geste, j’ai expliqué que j’avais vu une dame faire ça, pour ouvrir de l’intérieur. Et puis je suis retourné récupérer mon sac, le reposer sur mes genoux. Du temps est passé, le taxi m’a téléphoné pour me dire qu’il était bloqué dans un bouchon causé par un accident, il allait être en retard. Les autres patients partaient les uns après les autres, par taxis ou ambulances arrivant tous porte N°1. Il ne restait plu’ que 2 personnes, un monsieur et moi – je n’avais pas réalisé que c’était l’homme que j’avais délivré de la porte N°3, avec ces masques obligatoires masquant les visages, difficile de se faire une image persistante des gens inconnus croisés par hasard. Plus tard, quelqu’un s’est présenté à l’extérieur devant la porte N°1 et semblait ne pas pouvoir entrer, étonnamment, alors que plein de chauffeurs de taxi y étaient parvenus sans problème (mais on avait peut-être dépassé telle autre heure, de blocage ultérieur pour cette porte aussi). Les feuilles collées sur les vitres du sas d’entrée m’empêchaient de voir si c’était mon taxi ou quelqu’un d’autre. Mais l’autre patient est allé jusqu’à cette porte, qui s’est alors ouverte, et c’était bien mon taxi. Ouf. Il est venu me chercher, pousser mon fauteuil, et en passant j’ai dit au patient lui ayant ouvert : « grand merci, monsieur, pour avoir ouvert à mon taxi, ouf. » Il a semblé sourire sous son masque et il a répondu « Heureux de rendre service, c’est normal, c’est vous qui m’aviez délivré de l’autre porte ! ». Et j’ai conclu intérieurement « le monde humain est beau, à des moments comme ça, d’aide mutuelle tour à tour, sans exigence ».

2/ Discussion un petit peu quand même
   Cette anecdote de petits gestes bénins gentils et sourires m’a fait penser à un mot fréquent de mon épouse, envers notre fils (de 12 ans actuellement) : « il faut être gentil, faire le bien, pas le mal, car il y a toujours un retour. » Effectivement c’est ce qui s’était produit là : la dame allant ouvrir à des infirmiers ingrats se voyait remerciée/félicitée par quelqu’un d’autre, impotent ayant assisté à la scène, et puis moi qui suis allé délivrer un patient bloqué, j’ai eu la bonne surprise qu’il me rende ensuite service en ouvrant à mon chauffeur coincé, geste généreux non sollicité par moi ne comprenant pas que la porte ouverte jusque là se soit fermée aussi. Mon épouse, asiatique catholique, est persuadée que ce retour est commandé par Dieu, superviseur et juste, rendant du bien aux gens bien (même incroyants comme moi), et du mal aux gens mal. Effectivement, c’est une logique plaisante, belle.
   J’en ai discuté avec elle, lui racontant l’anecdote d’hier soir, et elle a précisé « il y a retour souvent, pas toujours ». Et en effet, ça me rappelle un exemple célèbre dans ma famille : un jour que nous (enfants de 6 et 9 ans ?) allions chez mes grands-parents paternels, ma grand-mère a dit à mon frère ainé « mon petit chéri, exprès pour toi, j’ai fait de la crème au chocolat, délicieuse ». C’était un long travail appliqué, très gentil, et le retour aurait dû être un grand sourire, des grands remerciements comblant de bonheur la grand-mère affectueuse. Mais mon frère, adorant à l’époque déstabiliser autrui (et me faire pleurer, petit frère écrasé) lui a rétorqué « j’m’en fous, j’en boufferai pas, j’aime pas ça ! ». La grand-mère en a presque pleuré, c’était le contraire d’un juste retour (pour elle, mon frère jouissant lui de son « triomphe » sur grande personne, triomphe total là).
   Un autre exemple est la politique syndicale en France, que dans les années 1970 je crois le journaliste François De Closets avait condamnée dans le livre « Toujours plus !!! ». Les syndicats, pour montrer qu’ils servent à quelque chose et donc susciter des adhésions, montent des « actions », annuelles par exemple (dans la fonction publique surtout, sans risque de banqueroute) : ils réclament habituellement une hausse des salaires (et baisse des cadences, et embauche de collègues supplémentaires, et améliorations des conditions de travail), et organisent une grève colérique scandalisée pour l’obtenir. Si la direction le leur accorde, « gentiment », la grève s’interrompt. Puis l’année suivante, au lieu de travailler calmement pour cette gentille direction, une nouvelle action est menée, nouvelle grève colérique scandalisée, avec des revendications similaires, dans le sens « exiger toujours davantage (en rétribution), toujours moins (en effort de travail) ». Cette colère systématique, après avoir été gentiment apaisée, est un contraire aussi du juste retour.

   Bref, oui, souvent il y a un gentil retour aux gestes gentils, c’est beau, magnifique. Mais avec certains individus ou groupes, ne jouant pas ce jeu-là, la gentillesse est cassée pour préférer la relation conflictuelle, hélas. Mais ça n’efface pas le côté joli, quand on le rencontre, comme cela s’est produit avec ces portes semi-condamnées d’hôpital anti-cancéreux.