L’injuste « privilège éducatif » me donne le vertige…
par Ténon, fils technicien de parents (et grands-parents) enseignants, 25/04/2017

ajout

    Un ami (d'autrefois, lycée et université) me dit, à propos d’une discussion géopolitique sur ce que j’appelle « le privilège occidental injuste » : ne pas se sentir privilégié, ne pas avoir mauvaise conscience, sauf d’avoir gaspillé l’argent de l’état 2 ans en fac de médecine où il n’avait rien à faire. Cette idée me surprend, ne m’ayant pas effleuré l’esprit à l’époque, mais je la trouve immensément judicieuse, grandiose, et même : vertigineuse…

    Je vais reprendre la question en plusieurs points :
1- Les études supérieures/qualifiantes
2- Le redoublement
3- La scolarité générale
4- Le « besoin » par les deux bouts

1- Les études supérieures/qualifiantes
    Quand j’étais enfant, j’essayais d’apprendre les leçons pour avoir des bonnes notes, à titre ludique personnel et pour contenter ma famille, mais il est clair que ça ne constitue pas l’objectif de la scolarité. A partir de 17 ans (et partiellement à 14 ans) se posait très clairement la question « quel métier ferai-je plus tard ? », autrement dit « quel service vais-je rendre pour mériter salaire (me faisant vivre par moi-même) ? ». Egoïstement, il peut s’agir de « prendre son indépendance » par rapport aux parents nourriciers, mais il n’y a pas que cela. En un sens, toute la scolarité trouve là sens, pour remplir une fonction, répondre à un besoin. [Pour les élèves peu scolaires, orientés vers filières courtes, la question se pose peut-être avant 17 ans.]
    Si on a appris mille choses, ce n’était pas gratuit (à titre de jeu ou de torture), mais c’était afin de pouvoir suivre l’enseignement qualifiant. Et on nous apprenait dans beaucoup de domaines pour nous permettre de choisir, de pouvoir suivre diverses voies envisageables. Ce n’était pas vécu ainsi au quotidien mais, avec le recul, on peut y trouver un sens.
    Toutefois, du point de vue de la société (civile, pas compagnie), il est un peu étonnant de dépenser tant en ménagement de l’égoïsme individuel : pourquoi est-ce à l’individu de faire ce qu’il veut plutôt qu’il y ait simplement une organisation minimale répondant aux besoins (sociaux ou capitalistes) ?
    De même en sens inverse : maintenant que je suis entré dans le monde du travail, je me rends compte que 99,9% des enseignements que j’ai reçus ne me servent à rien, et une formation hyper-simplifiée aurait permis (à bien moindre coût) de rendre le même service.
    Certes, en inventivité, il peut être utile d’avoir davantage de sources de pensée que la formation très précise sur un poste, mais il semble y avoir quand même un gâchis gigantesque. Qu’on peut accepter avec fatalisme (« parce que c’est ainsi ») mais qu’on peut aussi remettre en question (au nom de quoi avoir joui de ce gaspillage ? privilégié à l’échelle du monde…).

2- Le redoublement
    A la réflexion, si l’éducation n’est qu’une progression vers le fait de rendre un service, il devient moins anodin de redoubler une classe, ou de recommencer des études dans une autre voie que celle avortée avec insuccès : n’est-ce pas là un choquant surcroît de gaspillage, faisant injustement payer autrui (parents, contribuables) ?
    Certes, l’élève ou étudiant en échec gagnerait peu à culpabiliser, tourment supplémentaire, avec la « faute » d’avoir coûté pour rien en échange, mais la société devrait se poser la question.
    Enfin, il parait que les nouvelles tendances françaises interdisent le redoublement, avec conjonction d’avis entre psychologues (parlant de traumatisme) et puis économistes (signalant le coût d’encadrement du réapprentissage), mais cela reste d’actualité pour les études dites supérieures : réorientations universitaires, redoublement usuel en Maths Spé pour renforcer les chances aux concours, etc.
    En un sens, le redoublement constitue un coût, coupable injuste, et en un autre sens : c’est une consolidation utile, un rattrapage salutaire évitant l’échec complet (qui rendrait inutile gaspillée toute la somme d’éducation accumulée jusque-là). Pas simple.
    Toutefois, je repense à la fille m’ayant brisé le cœur à 15 ans, refusant que je l’aide à ne pas redoubler : choisir de redoubler, pour se donner « un an de vacances » à ne rien faire comme effort, c’est là une vraie faute en terme de justice (faisant payer à autrui son confort personnel, sans contrepartie). Je ne le comprenais pas à l’époque, mais ça me semble évident aujourd’hui, participant à clarifier mes idées noires (sans aller jusqu’au jugement « salope » sur ce plan).

3- La scolarité générale
    Avoir osé remettre en cause les bases de l’éducation conduit à se demander s’il n’y a pas un gâchis phénoménal dans l’éducation dite générale, fournissant un peu tout dans tous les sens au lieu de ce centrer sur le socialement utile.
    L’éducation scolaire commence par l’alphabétisation (dans nos pays), et c’est véritablement une chance, utile pour tous les emplois : pouvoir lire des instructions, mettre par écrit des compte-rendus. Mais… déjà là, tout foire (en pays francophones et anglophones notamment, à écriture peu dépendante de la prononciation) : cette alphabétisation ne va pas du tout au minimum nécessaire, qui optimiserait le ratio utilité/difficulté, il s’agit au contraire d’une usine à gaz invraisemblable, hyper compliquée pour rien, et récompensant les moutons apprenant par cœur les traditions, décrétées intouchables. C’est idiot sur le principe : si la tradition est l’esclavage ou le droit de cuissage, ça ne rend en rien ces horreurs éternelles, inchangeables. Mais, effectivement, les anciens mal instruits (soumis à inutile tradition dictatoriale) peuvent jouir de leur supériorité/facilité, en n’ayant pas à réapprendre le nouveau système d’écriture hyper-simplifié (phonétique, éventuellement en lettres standards).
    A partir de ce divorce initial entre pratique enseignante et besoin utile, c’est une avalanche de n’importe quoi. Des amusements sont déclarés disciplines (d’éveil ou d’harmonie corporelle), la logique est cachée derrière l’incompréhensible montagne des mathématiques (avec théorèmes à apprendre par cœur plutôt qu’à savoir démontrer), etc.

4- Le « besoin » par les deux bouts
    En un sens, la société a besoin d’opérateurs de service, comme une fourmilière, c’est compréhensible. Mais on nous dit aussi qu’il faut respecter/valoriser les besoins de l’apprenant, et que cette générosité invitante (« à faire le métier qu’on désire ») a un sens aussi. Mais il semble que le tout n’est pas pensé, seulement accepté à titre d’habitude, sans remise en question profonde. Dans un système en place, chacun cherche à optimiser son contentement. En un sens c’est du gaspillage par rapport à l’optimum à moindre coût, mais en sens inverse ça peut générer un enthousiasme partiel qui est moteur, si ce n’est gratuit du moins rentable, peut-être.
    (Dans ce contexte, j’ai conscience d’être un cas particulier, très anormal : premier de la classe cassé par la jolie dernière, j’ai abandonné les études vers mon rêve de devenir ingénieur en dessin aéronautique, pour m’enterrer en un métier de base, rapidement appris. A mon sens, un travail doit être pénible pour mériter salaire, ceux qui aiment ce qu’ils font n’ont pas à être payés pour cela : qu’ils le fassent à titre de loisir gratuit, comme le soir je dessine des avions n’existant pas...)
    Il y a aussi le principe claironné selon lequel l’éducation forme chacun à devenir un esprit citoyen/penseur/responsable. Toutefois, vue la scolarité en place, c’est faux : il s’agit d’une usine à dresser des moutons (vénérant les célébrités) et nullement à éveiller la lucidité critique, malvenue ou punie, écrasée. Certes cela dresse à une forme d’équilibre : subir sans se révolter, être complice presque tranquille des mensonges commerciaux et para-scientifiques. (J’ai besoin d’aide médicamenteuse pour digérer cette situation, personnellement, mais ce n’est pas une généralité.)

    Au final, je me sens coupable d’avoir gaspillé des tonnes d’apprentissage totalement inutile, ce n’était certes pas de ma faute à l’époque (pris comme objet dans cette machine), mais j’ai maintenant assez de recul pour comprendre que c’était très contestable. Quant au prestige des très-formés (en matières réputées comme commerce ou administration), il semble totalement usurpé. Je ne suis pas content de la situation, mais je vais me taire, pour ne pas causer de tort à mon jeune fils, ambitieux dans ce système pourri (à 7 ans, il veut devenir ministre pour avoir plein d’argent, acheter plein de jouets)...

Ajout 27/04/2017
    On me fait remarquer que, l’école étant obligatoire en France jusqu’à 16 ans, le jeune n’est aucunement responsable de coûter jusqu’à cet âge. Je l’entends bien mais, d’une part ça n’empêche pas la remise en question par le jeune de 17 ans (et « l’étudiant »), d’autre part cette habitude pourrait être questionnée plutôt que gobée comme évidence intouchable.
    J’ai par ailleurs pensé à une difficulté envisagée : le choix de vie que constitue la position « épouse au foyer » (voire : « époux au foyer » pour mari d’héritière ou de femme célèbre) conduit à se demander pourquoi la société a payé l’éducation poussée de cette personne. Et le pire est que la publicité et le divertissement poussent les petites filles à ce rêve de riche oisiveté (« devenir princesse »). Ça ne me semble pas juste. Je n’exige pas remboursement des études pour les personnes dans cette position, mais je sens un sentiment désagréable d’abus.
    Autre point : la « liberté » s’oppose fermement à mon idée de l’organisation à moindre coût (ou à coût « juste nécessaire »). Ainsi, les facs de psychologie et sociologie reçoivent considérablement davantage d’étudiants « intéressés » qu’il n’y a de besoins objectifs en débouchés (même avec les absurdes « cellules de soutien psychologique »/parlotte décidées par les gouvernants pour tout événement choquant). Il serait compréhensible que des adultes intéressés se forment à la psycho-sociologie, en surnombre, mais ce serait à titre de loisir facultatif payé par eux-mêmes, non de besoin global payé par tous (salaires de professeurs, amphithéâtres, restau-U, cité-U, etc.). De même les nouveaux médecins choisissent d’être pléthoriques en centre-ville plutôt que de répondre au besoin de combler le manque dans les déserts médicaux ruraux, ce qui ne répond donc pas au besoin ayant justifié leur formation. Ça me semble une « liberté de mal faire », très contestable. Et, dans la mesure où les contribuables sont pressurés violemment (par administration/police/« justice »/prison) pour payer ce privilège, l’ensemble me semble une profonde injustice. Cela relativise aussi les révoltes étudiantes (genre "Mai 1968 à Paris"), qui seraient violences de privilégiés inutiles plus souvent que de "têtes pensantes" dont tous ont besoin.